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Je vais vous raconter l'histoire de deux anneaux jumeaux, deux alliances de modèle identique, une grande et une petite, qui attendaient bien sagement dans la vitrine d'une bijouterie. Oh, ils n'étaient pas très sophistiqués : juste deux joncs d'or jaune bordés d'or gris, simples et dépouillés. Chaque fois que des tourtereaux s'arrêtaient pour regarder la devanture, ils espéraient être choisis, mais chaque fois, c'était la même histoire : la jeune femme voulait des demi-tours de brillants ou tout au moins des ciselures, des incrustations, des tralalas, et le jeune homme un simple anneau, autant par goût que parce que ses finances en avaient pris un coup avec l'anneau de madame. Le printemps avait passé, l'été était bien entamé, la saison des mariages se terminait.
Un peu anxieux, ils se demandaient s'ils allaient subir l'humiliation des soldes quand un jeune couple s'arrêta devant la vitrine, d'un coup d'oeil les repéra et pénétra dans la boutique. La fille avait flashé, ils étaient exactement comme elle les voulait. Le garçon, lui, s'en fichait pas mal. Si elle était contente, il l'était aussi. Emballé, c'est pesé.... Et par pure chance, les tailles étaient pile poil comme il fallait. Pas d'agrandissement à prévoir, pas de modèle plus petit à commander chez le fabricant : deux anneaux comme s'ils avaient été faits sur mesure pour leurs deux annulaires.
Ils restèrent quelques jours dans leur petit écrin, serrés l'un contre l'autre, ils n'auraient su dire combien de temps, mais pour leurs propriétaires, ce temps parut à la fois très court et très long, et enfin ils furent sortis et placés sur le coussin d'une petite fille d'honneur sermonnée pour l'occasion par sa mère : "Tiens le coussin bien droit !" et "Fais attention de ne pas les faire tomber !" et "Non, ma chérie, tu ne peux pas les garder pour jouer à la princesse avec tes copines Jessica et Adeline"....
Tout se passa bien. La petite fille ne les laissa pas s'échapper, ni ne fit de difficultés pour les leur donner. Le jeune marié, les mains un peu moites, réussit à enfiler l'anneau sur l'annulaire de sa promise, sans trop trembler et sans se tromper de doigt. La mariée passa l'articulation noueuse de son époux et l'anneau flottait un peu autour de la phalange. Deux bijoux pour un symbole, pour un amour qui ne demandait qu'à durer.
Le jeune couple s'était installé dans une vieille maison dans un coin tranquille et solitaire pour abriter ses amours débutantes et coulait des jours heureux dans l'automne flamboyant. Aux premières neiges, ils déchantèrent. La route de montagne qui desservait la maison était bien déblayée par les services municipaux, mais pas la longue allée qui permettait d'accéder à la maison, et matin et soir, le jeune homme était de corvée de pelletage de neige fraîche. Un soir, il rentra comme tous les soirs, déblaya l'entrée du chemin, ramena la voiture jusque devant la maison, entra, se changea, puis s'approcha du feu pour réchauffer ses mains frigorifiées. Et s'aperçut horrifié qu'il n'avait plus son alliance. Il fonça à la salle de bains, fouilla la corbeille de linge sale : l'alliance n'y était pas. Il se rhabilla, remit ses bottes, pris une lampe de poche et entreprit de chercher l'alliance. Deux heures plus tard, la mort dans l'âme, il renonça, ils renoncèrent tous les deux. Mais après tout, ce n'était pas grave, ce n'était qu'un bijou, un symbole, leur amour n'avait pas besoin de cela pour exister, pour se justifier, ne serait pas perdu parce qu'un anneau était égaré.
Du restant de l'hiver, il ne déblaya plus la neige du chemin, de peur de ramasser l'alliance dans sa pelle et de la jeter dans le tas de neige tassée et sale, et gara sa voiture le long de la route, faisant les dernières dizaines de mètres à pied. Quelques semaines plus tard, le dégel et les pluies firent fondre la neige de l'allée, et régulièrement, tous les soirs, il scrutait le gravier dans l'espoir de retrouver son anneau perdu.
Au début de l'été, alors qu'il avait perdu tout espoir, il vit briller un petit point jaune dans les gravillons. Sans trop y croire, il gratta un peu. Et retrouva son alliance qui s'était enfoncée légèrement dans le sol. Triomphant, il se précipita à l'intérieur en s'écriant :"Bonne nouvelle !".
"Moi aussi, j'ai une bonne nouvelle." répondit-elle en souriant. De ce jour, il porta son alliance à la main droite, main de droitier aux doigts légèrement plus épais. Il devait forcer pour passer l'articulation, il ne risquait plus de la perdre. De ce jour, elle s'arrondit, bien qu'elle ne mangeât plus beaucoup et vomît le peu qu'elle réussissait à ingurgiter, grossit de partout, même des mains, tant et si bien que son alliance à elle ne pouvait plus être ôtée et gênait la circulation sanguine de ses doigts gonflés par l'oedème. Elle alla chez le bijoutier faire couper le jonc. Mais après tout, ce n'était pas grave, ce n'était qu'un bijou, un symbole, leur amour ne serait pas brisé parce qu'un anneau était coupé.
Quand le bébé fut né, elle retourna chez le bijoutier qui ressouda l'alliance à la bonne taille de son doigt maintenant plus enrobé, à l'image de son corps épanoui. Et l'enfant grandit. Et la vie continua. Elle portait son alliance à la main gauche et lui à la main droite, et quand on leur demandait pourquoi, ils se regardaient en souriant, et répondaient :"Comme ça...", en haussant les épaules.
Et l'enfant devenue adulte prit son envol et quitta la maison. Et elle perdit du poids. Elle maigrit tant qu'elle craignait de perdre son alliance en faisant le ménage ou les lits, les courses ou la vaisselle. Alors, elle aussi décida de porter son alliance à la main droite. Main de droitière aux doigts légèrement plus épais, elle ne la perdait plus.
Il fallut plus de vingt ans pour que les deux anneaux, le grand et le petit, se trouvent à nouveau du même côté, sur la même main de leurs propriétaires. On dit que sous la peau de l'annulaire de la main gauche se trouve un nerf directement relié au coeur et que c'est pour cette raison que les époux y portent leur alliance. Mais après tout, quelle importance ? Ce n'est qu'un bijou, un symbole, leur amour n'a pas besoin de cela pour perdurer.