Le premier souvenir de ce que l'on a ressenti, enfant, quel est-il ? À quand remonte-t-il ? Était-ce le souvenir d'un évènement heureux ou déplaisant ? Est-ce un véritable souvenir ou une vague réminiscence raccordée à un événèment si souvent raconté par la famille qu'on finit par ne plus savoir démêler le vécu du narré, le ressenti de l'anecdote ?
Mon premier presque-souvenir, alimenté par les chroniques familiales, c'est une salle de cinéma. J'ai deux ans et demi, ma petite soeur commence à marcher, Maman est épuisée, et moi, je suis du genre... épuisant. Papa a donc décidé pour la soulager un peu de m'emmener au cinéma voir les 101 Dalmatiens qui vient de sortir. Mais la séance dure trop longtemps, avec son court-métrage en avant-film, ses réclames, son entracte interminable, ses bandes-annonces pour les futures sorties et quand enfin commence le grand film, je ne tiens plus en place. Las de retenir mes gigotements et pour empêcher mes cris, mon père, débordé et inexpérimenté, me laisse courir dans l'allée...
Je crois que je suis trop jeune alors pour que ce souvenir soit entièrement sincère : j'ai tellement entendu l'histoire ... Il n'empêche qu'il me semble bien me souvenir me voir cavaler entre l'écran et le haut de la salle et monter en courant le sol incliné, pour le redescendre aussi vite... Il me semble bien me souvenir du plaisir fou ressenti autant du fait de l'exercice que de celui de la transgression d'une sorte d'interdit.
Et pourtant, je connais encore par coeur les répliques et dialogues de ce dessin animé, car pour compenser cette initation manquée au septième art, quelques temps plus tard, mon père m'offre le 45 tours du dessin animé.
Un autre souvenir me revient. Je suis en moyenne section de maternelle, j'ai donc entre trois ans et demi et quatre ans. Les petites classes d'alors étaient disposées comme celles des primaires, avec des petits bureaux et un tableau noir. La maîtresse trace à la craie des lettres et nous les recopions sur nos cahiers. Le petit garçon devant moi ne cesse de se retourner pour me faire des grimaces. Il est roux, couvert de taches de son, deux chandelles verdâtres coulent de son nez, j'ai oublié son prénom et il se plaît à me faire les grimaces les plus horribles que j'aie jamais vues et qui me font faire des cauchemars pendant des nuits et des nuits avant que son rhume se guérisse ou que la maîtresse le change de place sans doute. Ce souvenir-là, il est vrai. Qui d'autre qu'une mouflette de trois ans pourrait avoir peur d'un morveux de son âge !
Un autre souvenir de l'école maternelle ... L'école avait instauré un système de "conduite" qui regroupait les enfants de maternelle et de primaire pour les raccompagner chez eux. C'était simple, une institutrice menait un groupe d'enfants dans toutes les directions qui rayonnaient autour de l'école, le long des grandes artères, les dernières dizaines de mètres de trajet étant faites sous la responsabilité des enfants plus âgés qui habitaient la même rue.
Mais les tout-petits de deux ans et demi ou trois ans avaient parfois des accidents de culotte. Dans ces cas-là, la maîtresse leur prêtait un petit pantalon molletonné blanc, une espèce de pantalon de jogging avant que ce terme existe, et le petit qui s'était oublié rapportait chez lui sa culotte souillée et son pantalon dans un sac plastique. Le bambin était ainsi très aisément repérable par les plus grands, autant par le port du pantalon blanc que par le sac qu'il tenait à la main, reconnaissable et stigmatisé par ces signes distinctifs.
C'était l'horreur absolue, et en général, l'accident ne se reproduisait plus jamais. Je suis rentrée une fois un midi dans cet uniforme de la honte, et jamais le trajet entre l'école et la maison ne m'a semblé aussi long.
Et puis encore un autre souvenir de cette époque... Il correspond à mon opération des amygdales. Maintenant l'ablation des végétations (quand elle se fait, c'est à dire rarement, alors que jadis elle était quasi systématique en cas d'angines à répétition) se fait en cabinet, mais à l'époque j'ai été hospitalisée quelques jours.
Je me souviens m'être réveillée en pleurant après l'anesthésie, je me souviens de l'emplacement de mon lit dans la pièce, je me souviens que la chambre devait être orienté vers le nord, car il faisait sombre pour ce que je pouvais voir de lumière qui tombait d'une fenêtre haute, une sorte de vasistas, je me souviens de la soupe à la tomate que je n'ai pas pu avaler car les tomates n'avaient pas été pelées, les lambeaux de peau s'étaient enroulés sur eux-mêmes pour former des petits bâtonnets durs et pointus.
Mais je me souviens aussi de la glace à la vanille qu'on m'avait donnée pour calmer la douleur à la gorge. Et je me souviens qu'il devait y avoir un jeudi parmi les jours où j'étais à l'hôpital car une infirmière était venue avec son petit garçon un peu plus âgé que moi, et que nous jouions aux billes et aux petites voitures sous les lits, sur le sol de la salle commune...
Pas de grands sentiments, ni de grandes joies, pas de grandes détresses dans mes premiers souvenirs, juste des petites peurs, des désagréments divers et des petits bonheurs ...