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Au bord du lac Léman, à l'ombre pluri-séculaire d'un château de conte de fées et enclos dans de vieux murs de pierres moussues se cache un délicieux jardin appelé le jardin des cinq sens, où le plaisir des yeux rencontre et se renforce de celui des senteurs, des saveurs, où les seuls sons qui pénètrent cet éden miniature sont les chants des oiseaux et où le velouté des feuilles des succulentes s'oppose à la soie froissée des pétales de roses et à la rugosité rustique des troncs noueux. Le jardin est fermé jusqu'à la prochaine éclosion vernale, mais les plaisirs des cinq sens se moquent bien du calendrier et trouvent à se satisfaire tous les mois de l'année.
Les cinq sens sont nos moyens de communiquer avec l'extérieur et avec autrui, mais comme la sexualité a inventé l'orgasme pour perpétuer l'espèce humaine, l'homme a-t-il inventé le plaisir des sens pour éviter de s'enfermer dans un autisme suicidaire ? Je crois que l'interface entre le monde et nous est bien plus qu'un simple échange d'informations. Mais que le plaisir des sens soit un bonus, une prime agréable, bienfaitrice et bienvenue, ou qu'il soit un moteur et un rouage essentiels à la communication importe peu en fait. Cause ou conséquence, ou les deux à la fois par effet de feed back, le plaisir engendré par les sens est un cadeau divin.
Et comme ne choisir et sélectionner qu'un seul plaisir par sens semble ardu à l'épicurien(ne) !
La vue. Tant de merveilles à voir dans la nature, tant de créations humaines inspirées. Mais le plaisir de la lecture. Plaisir non immédiat, plaisir intellectuel car non inné, nécessitant l'intervention du langage et l'apprentissage de la lecture. Plaisir mêlé à d'autres plaisirs : plaisir du toucher, depuis l'humble couverture souple du livre de poche, jusqu'aux cuirs luxueux, jusqu'au papier jauni des incunables rares effleuré de la soie d'un doigt ganté. Plaisir de l'odeur un peu âcre de l'encre fraîche ou de la senteur fanée d'un vieux bouquin feuilleté chez le bouquiniste ou d'une antique et démodée revue trouvée dans un grenier. Sonorité craquante des pages fines ou mollesse confortable des papiers vergés. Mais surtout plaisir des mots. Giono, Barjavel, Aragon, Prévert, Eddings, Lapeyre, Tolkien, Vian, Zimmer Bradley et tous les autres. Plaisir des vers octosyllabiques. Machado dort à Collioure, trois pas suffirent hors d'Espagne, que le ciel pour lui se fit lourd, il s'assit dans cette campagne et ferma les yeux pour toujours.
L'ouïe. Sans hésiter la musique. Le blues, le rock, la folk. Les voix masculines, les instruments graves, la langue anglaise. Leonard Cohen, Timber Timbre, Jimmy Gnecco, Mark Lanegan, Jeff Buckley, Nick Cave, Johnny Cash, Mark Linkous, Thom Yorke, Seasick Steve, Elliott Smith, Mark Oliver Everett aka E, Otis Taylor, Calvin Russell. Voix-frissons qui parcourent le nerf auditif et font entrer en résonance le corps entier. Le violoncelle à la tessiture presque humaine. L'anglais, langue si concise, précise, à la fois douce et dure. Love there are flowers, hanging in the vine, so high...you cannot see. Now my mind must go on holiday, torn from it's hook, a broken valentine.I see the smoke from a revolver, will I get hit, I hardly care. When I'm bombed I stretch like bubblegum and look too long straight at the morning sun. Love there are flowers along the avenue, all things perfectly in place. I build a shrine, I settle a monument because you're fire, because you're a fire escape.
Le toucher. Sans hésiter, la caresse d'un chat, son poil soyeux et doux, là aussi plaisir mêlé à celui des autres sens, l'odeur caractéristique de chaque pelage (je reconnais presque chacun de mes cinq chats à la faible mais caractéristique odeur que leur pelage dégage), la vibration familière qui s'enclenche sous la main, presque inaudible chez certains chats, véritable moteur chez d'autres, ronronnement qui les conforte et les rassure autant qu'il leur sert à exprimer leur satisfaction. Le chat malade ou blessé ronronne, phénomène étonnant d'auto-suggestion, voire d'auto-médication. Chaque pelage de chat a sa texture propre. Chiffon a une grosse fourrure douce faite d'une infinité de poils courts et fins, Myrrha a le pelage aussi court et ras que sa musculature est nerveuse et élancée. Vishnou a le poil rare et terne en été, mais l'hiver venu, il se renforce et s'épaissit. Smokie a un sous-poil court et duveteux, recouvert de poils très long et raides. Chats de ma vie, chats présents, chats d'antan, je me souviens de vos caresses.
L'odorat. Ah l'odorat ! Le plus fort, le plus puissant, le plus agréable des parfums est sans hésiter le parfum du coing à maturité, coings trop mûrs atterris dans l'herbe et pourrissant sous les feuilles mortes, coings ramassés et stockés dans des cagettes, attendant et finissant de mûrir au garage, coings cuisant dans le tajine ou dans la bassine à confiture, embaumant la cuisine et la maison toute entière. Plaisir éphémère de novembre, odeur liée à la promesse du goût de l'agneau parfumé de miel et de coriandre et à celui de la tartine matinale, tranche de pain de campagne grillée recouverte de beurre salé et d'une épaisse couche de gelée qui, bien raide et ferme dans le pot, par effet thixotropique dès qu'on l'étale se liquéfie et coule sur les doigts et le long des avant-bras, qu'importe, on se les lèchera avec délectation, et puis de toutes façons la douche n'est pas encore prise....
Et enfin le goût. La plus inoffensive et la plus agréable des addictions : le gingembre confit. Le petit lambeau innocemment posé sur la langue, le craquant du sucre cristallisé, puis sous la gencive et sous les dents, le croquant et la fermeté, sur la langue ensuite la douceur du sirop dans lequel la racine a confit, et enfin l'explosion poivrée qui emporte la bouche toute entière des lèvres jusqu'au fond de la gorge, feu si intense qu'il n'existe qu'une solution pour l'adoucir : le sucré d'un nouveau morceau de gingembre confit, cercle vicieux qui ne s'arrête que lorsque le sachet est terminé.
Cinq sens, cinq plaisirs, cinq péchés, cinq délices, plus de cinq mots bavards. Cinq exemples parmi des centaines, parmi des milliers. Et encore ... parce que je ne me suis limitée qu'aux plaisirs avouables ...