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La punition qui n'en était pas une
Depuis que je suis née, je suis pénible pour manger. Je mets une heure pour avaler ma première moitié de biberon. Je vomis. Je mets une heure pour boire ma seconde moitié de biberon. Je m'endors pendant une heure. Ma mère aussi. Puis le cycle recommence.
En grandissant, cela ne s'est que peu arrangé et les repas sont source constante de conflits. Si j'avale sans trop sourciller - comme tous les enfants - les pâtes, le riz et les patates, les choses se gâtent avec les légumes et encore plus avec la viande. Une fois de plus c'est la guerre. Je ne veux pas finir mon assiette. Mon père insiste, menace puis s'emporte. Je pleure. Alors, il m'attrape par le bras, m'emmène à la cave avec mon assiette, m'annonce que je n'en sortirai que lorsque je l'aurai terminée, remonte et verrouille la porte en haut de l'escalier.
La cave, c'est mon cauchemar, ma hantise, c'est le royaume de la noirceur : le tas de charbon où mon père vide les sacs de boulets pour la cuisinière et le poêle de la salle à manger trône dans un bac fait de quatre planches tout en bas de la volée de marches... C'est aussi le repaire des araignées. Nous habitons en face d'un canal et les soirs d'automne, nous les voyons traverser la route et le trottoir et se faufiler sous la porte d'entrée pour pénétrer dans la chaleur de la maison. Elles sont grosses. Elles sont noires. Elles font peur. Et contrairement à ce que croit une de mes cousines, les grosses araignées ne sont pas des araignées qui sont depuis très longtemps dans une maison où le ménage n'est pas bien fait. Non. Quand elles arrivent, elles sont déjà énormes.
Il a éteint la lumière et après les cris et les pleurs, cette fois, c'est l'hystérie et je hurle. Puis devant le manque de réactions et de clémence des adultes, les sanglots s'estompent, je finis par me calmer et je réfléchis : à tâtons je retrouve l'interrupteur. Je pose mon assiette sur la première marche, m'éloigne du bac à charbon et pénètre dans la cave proprement dite. Et là, je vois mon landau de poupée avec le poupon Nicolino, ainsi que le berceau en rotin avec Marie-Noëlle, ma poupée qui est à moitié chauve depuis que j'ai malencontreusement frôlé sa tête contre le poêle. C'était ma punition du début de la semaine : privée de jouets jusqu'à ce que je mange davantage aux repas. Je l'avais oublié, et apparemment, mon père aussi. Alors, je prends mes poupées, je retourne chercher mon assiette. Je les installe sur le sol de béton brut, assises en vis à vis et je m'assieds également. Puis je leur donne la becquée : une cuillère pour papa, une cuillère pour maman, une cuillère pour les araignées...
Là-haut, c'est la dispute. Ma mère reproche à mon père sa sévérité. Ils ont l'oreille collée à la porte de l'escalier et le silence les inquiète encore plus que les larmes. Doucement ils tournent la clé, descendent sur la pointe des pieds, l'un derrière l'autre, un peu penauds. Je les entends quand ils sont juste derrière moi. Je me retourne, je me marre. Les deux punitions sont levées : je remonte, ma mère me douche dans l'évier, me rhabille et me renvoie à l'école.
Les affrontements sont terminés pour ce jour-là.