Source image : http://www.mimisammis.com
La valse à quatre
La cuisine est tournée au sud. Elle est toujours ensoleillée au déjeuner - qu'on appelle d'ailleurs "dîner", le dîner étant appelé "souper", comme partout en province dans les milieux modestes à cette époque-là - enfin.... si tant est qu'il y ait du soleil dehors. Ce jour-là, c'est le cas. La cuisine est inondée de soleil. Une musique entraînante passe dans le poste.
C'est un gros poste avec une caisse en bois et
deux potentiomètres , un pour le volume et un pour la fréquence, et gare
à celui ou celle qui dérègle la station, la sacro-sainte Radio
Luxembourg. Il est installé sur une étagère et deux consoles fixées au
mur au dessus de la table et de nos têtes. Tous les jours ou presque,
mon père rentre à midi et prend son repas en famille au son des jeux
radiophoniques et des variétés françaises.
Mes parents ne sont
pas de bons danseurs. Mais qu'importe. Une valse au soleil dans la
cuisine qui sent bon le ragoût de lapin, cela vaut bien une valse à
Vienne dans un palace qui sent le gardénia. Mon père prend ma mère par
le bras, lui enlève sa blouse de ménagère en nylon fleuri, l'enlace et
ils se mettent à danser. Le rythme est approximatif et les pas
hésitants, mais l'enthousiasme et le bonheur remplacent la technique.
Ma soeur et moi sommes un peu jalouses de cette proximité physique, de
cette complicité et de cette joie, alors nous nous levons de table à
notre tour, nous cramponnons aux jambes des parents, une de chaque côté
en sautant et en criant "Et nous, et nous !!".
Alors, ils se
baissent, nous passent les bras autour de leurs épaules, le bras droit
sur papa et le gauche sur maman, schéma inversé pour la petite soeur.
Nos pieds ne touchent pas le sol, nous sommes suspendues entre eux deux
et nous volons et nous rions et nous chantons - hurlons, plutôt - et le
lapin refroidit dans nos assiettes.