L'autre jour, à la toute fin d'un automne qui n'en finissait pas, au jardin, tout en m'empiffrant des dernières framboises de la saison, je repensais aux framboises de mémé. Mémé, à qui nous allions rendre visite tous les samedis après-midi après l'école, avait un jardin tout en longueur : il faisait la largeur de la maison et s'étirait en profondeur sur une cinquantaine de mètres derrière celle-ci, séparé en deux par une allée cimentée : à gauche, c'était sa parcelle, à droite, celle qu'elle prêtait à un voisin en échange du labourage, bêchage et désherbage de son côté à elle. Et tout le fond du jardin, au bout de l'allée était un no man's land de petits fruitiers : groseilles rouges, blanches, à maquereaux, cassis et surtout framboisiers, un fouillis non désherbé, non taillé, une forêt vierge de gourmandise.
Les framboisiers n'avaient pas été plantés par la mémé. Je pense même que mémé n'aimait pas les framboises. Mais les plants avaient clandestinement passé sous la clôture d'avec le jardin voisin et avait envahi l'espace grand-maternel. Elle avait bien essayé de lutter mais le végétal avait été plus opiniâtre que la mémé et il avait gagné la bataille.
À la saison des framboises, à la fin du printemps et à l'automne - c'était une variété remontante - sitôt entrés dans sa cuisine, nous lui serinions : "Mémé, mémé, on peut aller cueillir des framboises ?" Cueillir n'est pas le verbe exact. Manger les framboises au fur et à mesure de la cueillette est plus exact. Et tant pis pour les moucherons et autres insectes que nous avalions au passage. Pas de temps à perdre. Et puis les laver leur faisait perdre la moitié de leur goût et les trois-quarts du plaisir... Et puis, il aurait peut-être fallu partager avec les grands.
Elle répondait : "Oui, vous pouvez y aller, mais seulement les framboises. Vous ne touchez pas aux fraises". Mémé ne devait pas aimer les framboises. Par contre, elle aimait beaucoup les fraises.
C'est con, parce que si elle n'en avait pas parlé, des fraises, on n'y aurait pas pensé. Enfin... On n'y aurait peut-être pas pensé... Enfin... De toutes façons, on passait devant pour atteindre les framboisiers, alors du coup, forcément, on regardait discrètement si les adultes nous surveillaient depuis la fenêtre de la cuisine et ni vu ni connu, on piquait deux trois fraises au passage. Même du côté du voisin jardinier. Double crime.
Chez mémé, près de la cuisine, il y avait aussi un cerisier et un prunier. Nous avions également interdiction d'y toucher. Je ne sais pas ce qu'elle en faisait de ses prunes et de ses cerises, vu qu'on n'y goûtait pas souvent : une livre de cerises au printemps et un petit sac de papier brun avec quatre prunes roses violacées à la fin de l'été. Mais là aussi on se rattrapait. C'était juste un peu plus dur. Quand on mesure un mètre vingt, piquer des fruits demande de l'inventivité : je grimpais sur les épaules de ma soeurette et on se partageait le butin. Mais c'était risqué : les arbres était tout près de la maison, heureusement un peu en contrebas ; la terrasse nous protégeait des regards inquisiteurs.
Et puis, pour en revenir à mes framboises, ou plutôt aux framboises de ma mémé, on n'avait pas attendu Amélie Poulain pour coiffer chacun de nos dix doigts de ces petits dés veloutés, pourpres et grenus que l'on venait déguster du bout des lèvres, un à la fois, avec délicatesse et volupté.
Ce jour-là, grande pour ne pas dire vieille, j'ai ressayé la technique, mais soit mes doigts étaient trop gros, soit les framboises étaient trop mûres : ce fut un vrai carnage de jus. Les framboises étaient trop mûres, oui, c'était sûrement cela !