Roger, les vaches et les dents-de-lion
De l'autre côté de la clôture de ma maison s'étend une pâture à vaches.
Au printemps, Roger, le paysan, attendait toujours que les pissenlits, qu'il appelait "dents-de-lion", aient grainé pour y parquer ses laitières. La prairie verte se muait alors en océan d'or, puis en nuage blanc cotonneux que le moindre souffle de vent soulevait et emportait. Si la brise soufflait du sud, une nuée de petits parachutes légers s'abattait sur ma pelouse. À la fin de l'hiver suivant, je coupais les jeunes feuilles de pissenlits et en faisais des salades avec des patates et des oeufs durs. Un régal de simplicité. Tant pis pour la perfection du gazon. Le vert revenait en même temps que les vaches.
Roger est mort. Il n'y a plus de paysan dans mon village. Les héritières de Roger louent la parcelle à un montagnard qui descend ses génisses dès le premier soleil, sans souci du calendrier des floraisons.
Roger délimitait avec son fil électrique des enclos de plus en plus vastes pour éviter que les vaches piétinent et gâchent l'herbage. Le nouveau s'en fiche royalement : ses génisses ont toute la surface et en bousillent une bonne partie.
Elles restent deux ou trois semaines, jour et nuit, puis avec sa bétaillère, il les emmène à un nouveau pâturage. Roger rentrait ses vaches tous les soirs à l'étable pour les traire et être parfois bloqué sur la route par sa dizaine de vaches paresseuses était un faible prix à payer en contre-partie du plaisir de les contempler. J'allais parfois avec ma "boille" en tôle émaillée lui acheter son lait crémeux et encore tiède avant qu'il aille le porter à la fruitière où le fromager le transformait en reblochon.
Sarah et Jérémy faisaient les cowboy et cowgirl, l'après-midi, au moment où les bêtes couchées ruminaient. Ils choisissaient celle qui était borgne, approchaient par le côté où elle ne voyait pas et lui grimpaient sur le dos. Sarah maintenant se déplace en covoiturage ou à vélo, et Jérémy, dans de grosses voitures trafiquées qui font beaucoup de bruit.
Roger est mort et je regrette de ne plus avoir de mauvaises herbes dans mon jardin. Enfin... presque plus de mauvaises herbes dans mon jardin.