Il était une fois un bébé moustique qui vivait avec son papa moustique et sa maman moustique. Tant que sa maman moustique lui donnait le biberon tout allait bien, mais un jour elle lui dit :
- Pik, tu es maintenant un grand garçon moustique et tu dois désormais te nourrir comme ton papa, ta maman et tous tes congénères. Suis-moi.
Elle s'envola en zigzaguant comme tout moustique qui se respecte et Pik essayait de la suivre dans son itinéraire compliqué, pensant en lui-même que le plus court chemin entre deux points était quand même la ligne droite (Pik était un enfant moustique philosophe, mathématicien et un peu raisonneur, il faut bien le dire !)
Ils arrivèrent devant une fenêtre entrouverte ; la brise nocturne faisait onduler les rideaux.
- Maintenant, dit-elle, profitant d'un petit coup de vent et elle plongea. Il la suivit et manqua se faire fouetter par le retour du voile.
Maman moustique voleta jusqu'au lit (par chance, c'était une chambre) et dit à Pik : Observe bien, mon petit, car ensuite cela sera ton tour.
Elle se posa sur le bras dodu d'une petite fille profondément endormie. Son souffle régulier et ses cheveux fins collés sur son front humide fascinèrent Pik. Il sursauta quand il vit sa mère prendre son élan et d'un coup d'abdomen planter son dard dans la peau de l'enfant. L'enfant aussi sursauta, elle marmonna sans s'éveiller, se frotta le bras (mais la mère de Pik s'était déjà envolée) et se retourna.
Pik était au bord de la nausée : il avait eu le temps de voir la goutte de sang sur le bras de la fillette et avait manqué tourner de l'oeil. Il s'efforçait néanmoins de faire bonne figure, ne voulant pas décevoir sa mère.
- Allez, à toi maintenant, vas-y !
À contrecoeur, il se posa sur le mollet de la petite fille qui s'était découverte en se retournant. Mais il eut beau respirer un grand coup, se concentrer, il n'arriva pas à la piquer.
- Qu'attends-tu, mon fils ? Allez, pique ! Nous n'avons pas toute la nuit devant nous.
Mais malgré les adjurations, puis les menaces de sa mère, il n'y parvint pas. Il tremblait, n'arrivait pas à mettre suffisamment d'énergie pour perforer la peau pourtant tendre de la petite fille. Et c'est un Pik honteux et une maman courroucée qui s'en retournèrent chez eux.
Le papa de Pik prit le relais de la maman excédée, lui expliqua le fonctionnement de la piqûre, et comment les moustiques sécrétaient un anticoagulant pour que la perforation ne se referme pas avant qu'ils aient terminé leur repas, que la démangeaison infligée était somme toute légère et passagère, et que s'il ne mangeait pas, il allait s'affaiblir et ne pourrait retourner à la crèche des bébés moustiques pour y retrouver ses copains Zut et Bizz. Peine perdue.
Il était tard, aussi tout le monde alla se coucher. Papa et maman moustique pensèrent que la nuit porte conseil. Pik, lui, était buté dans son refus.
Au réveil le lendemain matin, Pik avait un peu faim. Il songea avec angoisse qu'il serait peut-être bien obligé de surmonter sa répulsion et de piquer un animal de sang chaud, voire un humain. Quand son père lui intima l'ordre de le suivre, il obtempéra, un peu penaud, et avec, il faut bien l'avouer, la tête qui lui tournait un peu.
Si papa moustique suivait quant à lui des chemins aux virages un peu moins aigus que ceux de son épouse, ils étaient tout aussi compliqués, aléatoires et épuisants. Pik, fatigué, décida de continuer tout droit. Ses ailes battaient plus lentement et il perdit un peu d'altitude. Il survolait maintenant une prairie émaillée de pissenlits et de boutons d'or et tout ce jaune l'éblouit. Il se posa sur une corolle pour reprendre un peu de forces.
C 'est alors qu'il vit sur la fleur voisine un drôle d'insecte jaune et noir, velu, couvert d'une poudre dorée qu'il ignorait être du pollen, affairé et concentré sur sa tâche.
L'abeille (c'en était une) avait une longue langue rétractile, un peu comme une mini trompe d'éléphant (Pik n'en avait jamais vu en vrai, mais maman moustique lui avait lu récemment l'histoire d'un bébé éléphant qui savait voler grâce à ses grands oreilles, presque aussi bien qu'un moustique digne de ce nom.)
Ce qu'une trompe fait, un dard peut tout aussi bien le faire, et un moustique n'est pas moins dégourdi qu'une abeille. Pik plongea son dard dans une étamine poudreuse et aspira de toutes ses forces. Un parfum de miel et de fruit mûr l'envahit complètement en même temps qu'une bien agréable sensation de satiété.
- Ah, je te retrouve enfin, espèce de petit chenapan. Tu m'as fait une peur horrible en disparaissant de la sorte !
Papa moustique, soulagé plus qu'il ne voulait le montrer, se posa à côté de son fils.
- Regarde, Papa, regarde .... Excité, Pik expliqua sa technique à son père dubitatif. Il refit les mêmes gestes, retrouva le même plaisir, le même regain d'énergie l'envahir. Son père tenta l'expérience, mais il éternua, toussa, cracha, se gratta le ventre avec au moins trois de ses six pattes. Non, décidément, il n'aimait pas ça. Pire, cela lui était insupportable.
Depuis ce jour, Pik va butiner toutes les après-midis ensoleillées, pendant que ses parents vont agacer bêtes et hommes. Je crois bien que Pik est le premier moustique végétarien !
[Réécriture d'une histoire inventée pour endormir ma fille quand elle avait quatre ou cinq ans, il y a une vingtaine d'années et que quelques moustiques nous empêchaient de dormir sous notre toile de tente ]