Dans le rayon sous-vêtements féminins du grand magasin, au milieu des dentelles légères et des imprimés gais et chatoyants, des théories de strings, des envolées de balconnets, des rangées de culottes flottantes et de shorties, deux silhouettes grises et blanches déambulent, descendues de leur monastère de Bethleem. Les pieds chaussés de grosses chaussettes dans les spartiates, le corps et les cheveux couverts de toile malgré la canicule et la presse de ce samedi après-midi, elles examinent et cherchent. Elles sont jeunes, pas plus de trente ans, pâles et émaciées, menues, presque maigres pour ce que l'habit religieux en laisse deviner. Elles trouvent enfin le bout de gondole qu'elles recherchent, loin des fanfreluches sexy soldées à moitié prix : le rayon des soutien-gorge basiques, blancs ou chair, sans fioritures, sans broderies, de l'utilitaire.
Je me souviens d'une de mes grands-tantes, religieuse, qui lors d'une réception familiale, un mariage ou une communion, je ne sais plus, se faisait taquiner : mon grand-oncle, son frère, curé de son état, lui demandait si les bonnes soeurs portaient des soutifs. Et elle qui répondait simplement qu'elles en portaient si c'était nécessaire. Il en était resté aux années vingt, le Gaston, où seules les femmes supposées de vertu légère se coupaient court les cheveux et portaient des soutien-gorge... Scandale de l'arrière-grand-père quand une Emilienne de vingt-cinq printemps, déjà mariée et mère de famille, avait coupé ses tresses. Quant au soutien-gorge, si ma grand-mère Alice en portait, c'était par-dessus un tricot de corps. Et pour Elise, le soutien-gorge, d'accord, mais il était hors de question de l' essayer dans la cabine avant de l'acheter. Yvonne et Marcelle, les deux religieuses de la famille en portaient-elles ? À Gaston de se poser la question de savoir si elles en avaient besoin.
Elles ont longuement examiné les articles, comparant les tailles, les prix, l'élasticité du tissu, la largeur des bretelles, la solidité des agrafes, puis se sont dirigées vers la caisse, chacune un sous-vêtement couleur de peau à la main, couleur d'absence et de néant, invisibles et pourtant détonantes au milieu des peaux bronzées, des cheveux éclaircis et des étoffes bariolées.
Photo Anna Karina - Source image terresdefemmes.blogs.com