MON PÈRE N'AIME PAS LES CHATS
Mon père n'aime pas les chats. Mon père et ma mère sont jeunes mariés. Un jour où mon père s'est rendu seul chez son oncle, Petit-Gaston, curé à Téteghem, celui-ci, connaissant son aversion pour la gent féline, lui propose en plaisantant un chaton. Une chatte du voisinage a mis bas dans une dépendance du presbytère et Gaston vient de découvrir la portée. Mais les chatons de six semaines environ n'ayant jamais connu la caresse - non plus que le bâton d'ailleurs - sont méfiants envers l'humain et vifs. L'oncle Gaston n'a pas encore réussi à en attraper un seul. Justement un chaton tout noir essaie de s'esquiver.
Mon père en rigolant lui dit : "Si tu arrives à l'attraper, je le prends !" À ces mots, Gaston plonge et à l'immense surprise des deux humains et du chaton, il l'attrape. Se faisant au passage copieusement griffer les mains et les bras, il réussit à enfermer le diablotin dans un sac en toile de jute. Un bout de ficelle pour fermer et pour fixer le remuant sac à patates sur le guidon du vélomoteur de mon père - nous n'avions pas encore de voiture, la Deudeuche, ce fut peu après ma naissance - et le voilà de retour à la maison.
Ma mère, un peu surprise, se demande ce que contient ce sac gesticulant. Mon père n'aime pas les chats : ce doit donc être un lapin, oui, c'est cela, il a ramené un lapin que lui aura donné l'oncle.
Mon père ouvre le sac, une furie en sort et se précipite dans le conduit de cheminée inutilisé et obturé de la cuisine. Il, ou plutôt elle, y restera cachée deux jours.
La chatte s'amadoue peu à peu. Ma mère l'a nommée Moustache. Ou Moustique. Ou Mousse-au-chocolat, je ne sais plus. La chatte s'appelle désormais Moumousse. Elle a adopté ces deux drôles d'humains et se révèle être la plus câline, douce et gentille chatte qu'on puisse imaginer, pas compliquée, pas voleuse. Enfin.... pas voleuse chez nous, car elle revient un jour avec dans la gueule des filets de poissons tout farinés, tout prêts à être passés dans la poêle. Du coup mes parents font un test et le lendemain l'enferment dans la cuisine avec une tranche de boeuf crue posée sur la table et ils l'observent par la fenêtre. La chatte tourne, gémit, se dresse contre le pied de la table, pleure mais ne touche pas à la viande. Un chat fier et digne de confiance, en sorte.
Mais comme dans beaucoup de jeunes couples, un bébé s'annonce bientôt. Moi. Moi, qui fais subir mille misères à la chatte, lui tirant les moustaches, les oreilles, la queue.
Mon père n'aime pas les chats, ma mère, oui. Mais à peine quelques mois après ma naissance, ma mère attend un nouveau bébé. Et comme pour sa première grossesse, elle est malade comme un chien. L'oncle Gaston prend pitié, et de ma mère, et du chat que je martyrise, il récupère la bestiole qui finit paisiblement ses jours à la campagne.
Je suis maintenant une grande fille de peut-être huit ou neuf ans. Bibie, ma sister, un an et demi de moins. À la mi-août - cela ne s'invente pas - en rentrant de vacances, nous trouvons sur le mur du fond du jardin puis immédiatement après, dans ledit jardin, un chaton abandonné mais pas sauvage, noir et blanc, le chat des croquettes Félix ou le chat de Pinocchio, avec le poitrail, le bout des pattes et le nez blancs.
Mon père n'aime pas les chats. Il le prend et le repose de l'autre côté du mur. Mais le lotissement est ainsi construit que si le mur du fond fait cinquante centimètres de haut du côté de chez Madame Coadou, il en fait un mètre vingt du nôtre. Mon père remet cent fois la bestiole de l'autre côté du mur et cent fois elle ressaute sur le mur puis dans notre jardin. Facile de sauter sur le mur depuis un jardin, impossible depuis l'autre.
Mon père n'aime pas les chats, mais il déteste voir souffrir une bête. Or le chaton a faim, cela se voit, cela s'entend. Il demande donc à ma mère de donner du lait à "cette pauvre bête". Il sait ce que c'est que d'avoir faim, la guerre n'a pas été tendre pour les enfants en pleine croissance. Le chaton se jette sur l'écuelle et la vide en deux temps et trois mouvements. Ma mère en profite pour la caresser et s'aperçoit, horrifiée, qu'elle est couverte de puces. "Lave donc cette pauvre bête" dit mon père. Ma mère la lave dans l'évier, noyant une quantité invraisemblable de puces ou les écrasant entre ses doigts. Le chaton repu et propre s'endort dans la serviette qui l'a séché. Il est tard, le chaton dort donc au garage. Le lendemain également. Le surlendemain, dans la cuisine.
"Il ne veut donc pas repartir, ce chat ? s'étonne mon père, je n'aime pas les chats, il faut qu'elle parte !"
Un peu plus tard, elle est sur les genoux de mon père, mussant sa tête au creux de son aisselle, puis sur ceux de ma mère, ronronnant à perdre haleine, piétinant de contentement son ventre et mordillant comme si elle tétait, les boutons de sa robe de chambre.
On n'a pas eu à chercher longtemps pour la baptiser. Plus besoin de passer par Mousse-à-raser ou autres Mousseron-des-Prés. Elle s'appelle d'emblée Moumousse. Moumousse Seconde. Et Moumousse Seconde aussi aime le poisson. Mais elle ne va pas le voler dans une cuisine voisine. Elle va directement le pêcher dans le canal exutoire qui est juste de l'autre côté de la rue. Elle qui n'aime pas l'eau revient avec des anguilles encore vivantes, la patte couverte de lentilles vertes jusqu'à l'épaule.
Et puis un jour, Moumousse qui est bien vieille a un abcès à la mâchoire et puis elle meurt. Mon père pleure. Mon père qui n'aime pas les chats.