L'institutrice avait décidé qu'en ce début d'année les enfants s'offriraient mutuellement un cadeau en guise d'étrennes, sans doute pour les habituer à partager, à donner, pour rompre le schéma traditionnel de l'adulte donneur et de l'enfant bénéficiaire.
Elle avait mis tous les noms dans un bocal, l'aquarium de feu Moby Dick, le poisson rouge qui n'avait pas survécu à la panne de chauffage de l'école durant les vacances de Noël, puis elle avait tiré les petits papiers pliés en quatre l'un après l'autre, formant des paires, chacun des élèves devant offrir un cadeau à son binôme et réciproquement. La consigne était de ne pas dépasser la somme de cinq euros, les cadeaux faits maison étant autorisés et même privilégiés.
Excitée, dès le lendemain, Zoé avait vidé sa tirelire et filé chez le libraire, passant l'après-midi entière de son mercredi à feuilleter romans pour la jeunesse et bandes dessinées. Elle avait fini pas jeter son dévolu sur La joyeuse mélancolie de Haruhi Suzumiya par Nagaru Tanigawa qu'elle avait lu presque en entier, assise par terre entre le rayon des guides de voyage et la sortie de secours jusqu'à ce qu'un vendeur vienne en souriant lui dire qu'ici l'on achetait les livres avant de les lire et que de toutes façons, le magasin fermait dans dix minutes. Elle avit répondu qu'elle l'achetait, qu'il n'y avait pas de souci, et avait filé à la caisse un peu penaude. Son choix lui semblait pertinent, le prix de l'ouvrage dépassait les cinq euros imposés, mais qu'importait, elle avait eu beaucoup de plaisir à le "presque lire" et supposait et espérait que Manon, la destinataire du cadeau, en aurait tout autant, sans se rendre compte que sa précocité lui avait fait apprécier un livre et une histoire au-dessus de son âge et ignorant encore que l'on n'offre pas un cadeau en fonction de ses propres goûts mais en fonction des goûts de celui ou de celle à qui on l'offre.
Le reste de la semaine, elle avait eu du mal à contenir son impatience, n'osant questionner Manon sur le cadeau que celle-ci avait prévu de lui offrir. Vint enfin le vendredi après-midi. Au cours de la dernière heure de classe, la maîtresse avait organisé un goûter au cours duquel les cadeaux seraient échangés. Les enfants, leur paquet en main, attendaient en chahutant un peu. L'institutrice donna enfin le signal et les cadeaux changèrent de mains, les emballages maladroits étaient chiffonnés ou déchirés, le brouhaha, général et joyeux. On n'entendit bientôt plus que le bruit des papiers froissés et les "Maîtresse, maîtresse, je peux avoir les ciseaux pour couper le ruban ?".
Zoé, tendit son cadeau à Manon, et en échange reçut un tout petit paquet tout mou. Son enthousiasme redescendu d'un cran elle l'ouvrit et découvrit un sachet de bracelets élastiques en forme d'animaux, tandis que Manon regardait d'un air dégoûté ce livre qui lui semblait bien trop gros et trop empli de mots pour une petite fille de huit ans et demi. Zoé retenait ses larmes de déception sous un sourire forcé, tandis que Manon lançait le livre sur son bureau sans plus un regard.
Le retour à la maison fut morose, Zoé répondant d'un grognement aux questions de sa mère et se plantant devant la console de jeux, profitant de l'absence de son frère parti à l'entraînement de foot, elle qui méprisait pourtant royalement cette activité d'ordinaire.
Le père de Zoé rentra tôt ce soir-là, mais il n'était repassé à la maison que pour se changer. Il était invité à une réception impromptue organisée par le capitaine d'un navire marchand qui venait de livrer des huiles de poisson à la société pour laquelle il travaillait.
Son épouse n'était pas spécialement ravie, la dernière soirée de cette sorte avait fini très tard et avait été beaucoup trop arrosée à son goût, à tel point que Marc, le lendemain matin, en plus d'une épouvantable gueule de bois, ne se souvenait plus du tout de l'endroit où il avait garé sa voiture. Pire, quand il l'eut enfin retrouvée, il lui revint qu'il devait après la réception ramener son collègue Philippe chez lui. Le hic (c'était le cas de le dire), c'est qu'il n'avait plus aucun souvenir d'avoir reconduit Philippe, ni quiconque cette nuit-là. Et que personne ne répondait à ses appels téléphoniques aussi bien sur le téléphone portable de Philippe, qu'à son appartement où il vivait seul. Il étant quand même allé travailler malgré la nausée et la migraine, et son inquiétude avait grandi au fur et à mesure de la journée, car Philippe n'avait montré aucun signe de vie. Marc craignait qu'il n'eut fini noyé dans un bassin du port et avait même alerté la police qui l'avait rembarré au prétexte que la "disparition" était trop récente pour que l'on s'inquétât. Et Philippe, pâle et défait, n'était réapparu au bureau que le surlendemain, sa cuite ayant été encore plus carabinée que celle de Marc.
Aline, ne tenant pas à ce que le scénario se reproduise, suggéra que Marc emmène Zoé avec lui, afin qu'il ait un prétexte pour ne pas s'attarder, tout autant qu'une bonne raison d'être raisonnable et responsable. Elle était sûre qu'il n'allait pas se mettre minable devant sa fille, il était suffisamment responsable et sérieux, elle pouvait lui faire confiance. En outre, cela changerait les idées de la petite, qui ruminait encore sa déception de l'après-midi.
Le père et la fille se garèrent sur le quai désert et montèrent la coupée le long du flanc d'un cargo aux tôles rouillées. Zoé examinait d'un oeil un peu inquiet les boursouflures que formaient les rivets sous la peinture de la coque. L'échelle était raide et un peu glissante et elle se cramponnait à la main courante. Sur le pont, un matelot vint à leur rencontre et les fit pénétrer à l'intérieur du bateau jusqu'au carré des officiers.
L'air de la pièce était déjà lourd des fumées des gros cigares des officiers et des messieurs en civil. Une sorte de géant blond à la barbe plus rousse que les cheveux qui dépassaient un peu de sa casquette s'avança vers eux. Zoé était effarée par sa haute stature. Quand on a huit ans, tous les adultes sont des géants, mais elle sentait bien que celui-là était encore plus grand que les autres. Elle se sentait minuscule, noiraude et chétive devant lui. Il planta son regard bleu dans ses yeux bruns, s'inclina très respectueusement devant elle en lui serrant la main et lui souhaita la bienvenue dans un français impeccable, à peine teinté de quelques sonorités rugueuses qui la surprirent. Puis se tournant vers Marc, il ajouta : "Votre secrétaire, je suppose ?".
Les convives se mirent à rire et le commandant, voyant la mine de Zoé se refermer, se reprit : "Pardon, je voulais dire : Votre fiancée !", puis il se pencha vers elle et lui planta un gros baiser sonore et piquant sur la joue. Zoé sourit à la taquinerie. Elle savait bien qu'elle était trop jeune pour qu'on puisse la prendre pour la secrétaire ou la petite amie de son père, mais quand même, le simple fait que cet homme ait pu l'envisager l'emplissait de plaisir et d'importance. Elle qui en entrant et en voyant tous ces uniformes élégants et tous ces costumes sombres s'était sentie déplacée avec son jean un peu trop court et son pull tout bouloché en avait oublié sa gêne et souriait.
Pas l'ombre d'une présence féminine dans ce salon. Les hommes parlaient fort en français, en anglais et en norvégien et buvaient sec des whiskies millésimés. Marc faisait traîner son premier verre dans lequel les glaçons avaient fondu depuis longtemps. Passées les premières minutes à observer les lieux, les gens, à écouter et essayer de comprendre des conversations où même les mots français lui semblaient une langue étrangère, Zoé commençait à trouver le temps long, une heure, ou peut-être davantage s'était écoulée. Assise dans un fauteuil elle s'assoupissait, manquant renverser son verre de jus d'orange sur ses genoux et bâillant sans retenue.
Le commandant s'adressant à Marc lui fit remarquer qu'il était bien tard pour une si petite fille mais qu'avant qu'ils ne partent il avait une surprise pour elle. Il sortit de la pièce et revint avec une grosse boîte enrubannée. Zoé n'osait croire que ce fût une boîte de chocolats, car si c'était le cas, c'était la plus grosse et la plus lourde des boîtes de chocolats qu'elle ait jamais reçue ou même qu'elle ait jamais vue. Il la lui tendit, lui dit : "Voici pour vos étrennes, jeune fille", se baissa à nouveau vers elle, l'embrassa sur les deux joues cette fois, en expliquant qu'il avait trois filles âgées de cinq à douze ans qu'il n'avait pas vues depuis près de deux mois, qu'il n'avait pu fêter Noël avec elles, qu'il en était bien triste et qu'il était très heureux d'avoir fait sa connaissance. Elle n'aurait pu le jurer, mais il semblait à Zoé que ses yeux étaient un peu voilés et humides. Elle se dit que la fumée des cigares piquait aussi les yeux des grands et elle se demandait bien pourquoi ils s'obstinaient alors à fumer un truc qui irritait et puait autant.
Arrivée à la maison, Zoé déballa sa boîte qui contenait effectivement trois étages de toffees et de pralinés. Elle avait reçu ce jour là les plus belles étrennes de sa vie, pas seulement une boîte de chocolat, mais l'attention amicale et sans équivoque d'un adulte qui, pour la première fois de sa jeune vie, s'était adressé à elle presque comme à une adulte et lui avait laissé entrevoir la personne qu'elle serait plus tard.
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