Polyptyque de l'agneau mystique - Jan et Hubert Van Eyck (1432)
Le premier homme sur terre, appelons-le Adam, même assisté de sa féminine moitié, appelons-la Ève, qu'il fut chassé ou non du mythique jardin de l'Éden, étant par hypothèse dogmatique sinon scientifique le seul être humain vivant sur terre, devait tout assumer tout seul. Au four et au moulin, le premier homme...
Il était chasseur-cueilleur, ce premier humain. Sa tendre moitié n'allait pas faire ses courses hebdomadaires au Mammouth local. Si homme (et femme) pas chasser, homme (et femme) pas manger. Et s'il voulait un silex plus coupant pour que ses flèches soient plus performantes, il devait se le tailler tout seul. Et si elle voulait une pelisse plus chaude, ce n'est pas son mari qu'elle devait tanner, mais la peau de la bestiole précédemment abattue par eux.
Dans une société réduite à sa plus simple expression, l'unité (ou le couple, pour cause de reproduction), c'était "aide-toi et le ciel t'aidera !". C'est le rendement de base, la production d'un seul homme pour la consommation de ce même homme.
Mais le couple ayant engendré une famille, et pour éviter les problèmes de consanguinité que la Bible passe allégrement sous silence, il s'est rapproché d'autres humains. Là-dessus les textes sacrés aussi doivent se gourer, et ils n'étaient sûrement pas seuls au monde. Pas nombreux, certes, mais pas seuls. Les garçons du couple primitif ont certainement volé les filles d'autres familles et réciproquement. S'en suivent des castagnes et des vendettas épiques, sans doute. S'en suivent également des échanges sûrement plus pacifiques et plus pragmatiques aussi. En s'unissant, on peut chasser des animaux plus gros, ce qui fait qu'on est tranquille plus longtemps sans avoir à retourner à la chasse. Les femmes peuvent davantage s'occuper de leur marmaille en bas âge et s'occuper des tâches non directement liées à la recherche de nourriture. C'est le début de la spécialisation du travail. Le rendement augmente. En sériant les activités selon les capacités des individus, on augmente la productivité et la richesse, en diminuant les efforts.
Ensuite, les descendants d'Adam se grégarisent, se sédentarisent, l'agriculture se développe. La spécialisation s'accentue, avec l'apparition des trois classes sociales qui perdureront jusqu'à la Révolution Française (ou leur équivalent historique dans les autres pays) : le travailleur, le prêtre et le soldat. La spiritualité et la religion, d'affaires privées, claniques, quotidiennes, sont devenues plus universelles. Et pour défendre le paysan, le seul des trois ordres à produire de la richesse "utile", de la nourriture, l'homme a inventé le soldat, soldat qui, non content de défendre son clan, s'est vite aperçu qu'on pouvait aussi trouver provende en attaquant et pillant le voisin. Un seul producteur pour trois consommateurs (même si les proportions de chacun de ces trois ordres ne sont pas identiques). Le rendement humain a encore augmenté, au détriment du paysan, sans doute, mais grosso modo, la situation demeure inchangée pendant des siècles.
Malgré tout, assez vite est apparu un handicap de poids dans les relations et échanges commerciaux entre individus. C'est bien joli, la spécialisation du travail, et les échanges entre humains de plus en plus éloignés, mais le troc a ses limites. Echanger un cuissot de mammouth laineux contre trois dents de tigre à dents de sabre et douze peaux de rennes, ça va bien entre voisins, et encore, à condition que le congélateur ne soit pas en panne. Ainsi l'argent fut inventé. Et il permit le développement d'une sous-classe : la bourgeoisie, banquiers, artisans, commerçants. Ils produisaient des produits non alimentaires et/ou permettaient la production de ces denrées commestibles ou non. Ils formaient en quelque sorte l'aristocratie du peuple, au même titre que les princes de l'Église règnaient sur un peuple de prêtres et moines, ou que les princes-soldats au sommet d'une hiérarchie d'officiers et de simples bidasses.
Puis la révolution industrielle bouleverse l'ensemble du paysage social. La mécanisation fait son apparition. L'intelligence remplace la force physique. Les trois ordres ont disparu, remplacés par deux forces : celle du prolétariat, ceux qui font fonctionner les machines, et celle du patronnat, ceux qui les conçoivent, les fabriquent et les possèdent. Ça tombe bien, les trois ordres ancestraux ont volé en éclat un peu plus tôt. Le rendement augmente encore.
Mais un monde est un système bien vaste, séparé par des océans, des Himalaya, des déserts. Un monde est un système composé de multitudes de pays, royaumes, empires, chacun ayant évolué selon son rythme, selon sa propre histoire. Et l'argent, moteur du commerce, se pervertit. L'argent qui se prête pour permettre à l'autre de se développer, moyennant un intérêt, une rémunération permettant d'inciter le prêteur à prêter, à le couvrir en cas d'investissement infructueux, voire carrément foireux, cet argent va devenir un monstre autonome, qui va s'auto-alimenter. L'argent ne va plus être prêté dans le but de favoriser une action, mais dans le seul but de générer un profit. Le prêteur ne sait plus à qui il prête, ni pourquoi. Il ne sait plus que le taux d'intérêt que cela lui rapporte. L'argent ne sert plus à mesurer la production, il remplace celle-ci, sorte de méta-produit.
Et les pays riches prêtent sans compter aux pays pauvres pour qu'ils produisent plus. Et les pays riches empruntent aux pays pauvres pour maintenir leur niveau de vie, et pour acheter toujours davantage aux pays pauvres qui produisent, alors qu'eux ne produisent plus : cela leur revient trop cher.
Le calcul du rendement se fait maintenant à l'échelon mondial. Et ce rendement global n'a jamais été aussi élevé, avec des inégalités à l'avenant : occidentaux qui ne produisent plus rien, pays émergents qui alimentent le reste du monde.
Je crois que le sommet de la parabole est désormais atteint. Les pays pauvres veulent eux aussi profiter d'un niveau de vie comparable à celui des pays occidentaux. Ils ne veulent pas forcément produire moins, mais à coup sûr gagner plus et le dépenser. Plus le champ d'activité du commerce s'est élargi, et plus le rendement du travail a augmenté. Il a désormais atteint les limites planétaires, il ne peut plus que régresser.
De quoi demain sera-t-il fait, je n'en sais rien, je ne suis pas économiste, ni sociologue, juste une Candide qui se pose des questions.
Mais je sais que si moi, toute seule, je devais produire mon alimentation, mon habillement, fabriquer ma maison, me déplacer par mes propres moyens, je serais morte de faim et de froid avant peu.